mercredi 13 octobre 2010

Alain Supiot : « Voilà l’ “économie communiste de marché ! »

Alain Supiot : « Voilà l’ “économie communiste de marché” ». Une critique accablante de l’Union européenne par un Européen spécialiste du Droit du travail. Friedrich Hayek et la “démocratie limitée”. “Sécession des élites”. Conseil national de la Résistance. “Smic mondial”.Voici un texte très important, qui est une accusation inédite et accablante de la construction institutionnelle actuelle de l’Union européenne, d’un point de vue social et démocratique, à l’occasion de deux décisions récentes et iniques de la Cour de justice européenne, visant à mettre radicalement en cause le droit de grève et la liberté syndicale.
L’auteur Alain Supiot n’a pas tort de rappeler ici le programme et les conquêtes sociales du Conseil national de la Résistance (1944).
Dans une présentation de ce texte (d’abord paru la semaine dernière dans « Le Monde » daté du 25 janvier 2008), le sociologue nantais Jacky Réault écrivait très justement :
«  Voilà pour longtemps je le crains un texte d’anthologie. Peut-être n’avez vous pas vu passer cet article très inhabituel pourtant dans les pages du “Monde”, à la tonalité inhabituelle aussi depuis si longtemps sous la plume d’Alain Supiot, théoricien du droit du  travail, si longtemps confiant dans le dit “processus” européen, ce qu’il nomme désormais cette “sécession des élites” et que, constante de l’histoire de France, Versailles symbolise ces jours-ci. Au fait quel était le cri de ralliement du printemps 1789 ? Bon courage pour l’hiver, l’hiver finit toujours. »
Alain Supiot, un très grand nom de la recherche internationale sur le droit social, prédit ici le pire pour cette Europe conçue exclusivement selon les plans de Friedrich Hayek, le père de la “démocratie limitée” au nom du libéralisme (en fait à mon avis un “antilibéralisme-capitaliste” forcené, basé sur la négation du droit à l’initiative des citoyens, qu’elle soit politique, économique et sociale ou bien culturelle, et sur la concurrence sauvage de tous contre tous, radicalement “faussée” par le recours au pire esclavagisme social : celui qui est garanti par la dictature léniniste chinoise). A cet égard, il serait urgent de mener enfin un combat démocratique planétaire pour un Droit international du travail, digne de ce nom, autour de l’objectif d’un “smic mondial” social et écologique. C’est un combat ni plus, ni moins utopique, ni plus, ni moins urgent, que celui des abolitionnistes de la traite esclavagiste à la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècles. Que manque-t-il seulement pour engager ce combat dans l’opinion publique et l’imposer dans les enceintes institutionelles de l’Europe, du G9 et de l’ONU ? Seulement la volonté politique de se consacrer tous ensemble et sans faux-semblant, à un objectif commun et supérieur, comme pendant la Résistance anti-nazie.

Alain Supiot écrit notamment à propos de notre Europe présente, celle du traité de Lisbonne : « Le blocage progressif de tous les mécanismes politiques et sociaux susceptibles de métaboliser les ressources de la violence sociale ne pourra bien sûr engendrer à terme que de la violence, mais ce sont les Etats membres et non les institutions communautaires qui devront y faire face. » A méditer !

Luc Douillard


 Voilà l’ “économie communiste de marché”, par Alain Supiot.

 “Le Monde”, 25 janvier 2008


La Cour de justice européenne détient une part essentielle du pouvoir législatif dans l’Union. A la différence de nos juridictions, elle statue pour l’avenir par disposition générale et à l’égard de tous, comme la loi elle-même
Par deux arrêts, capitaux pour le devenir de “l’Europe sociale”, elle vient de trancher la question de savoir si les syndicats ont le droit d’agir contre des entreprises qui utilisent les libertés économiques garanties par le traité de Rome pour abaisser les salaires ou les conditions de travail.
Dans l’affaire Viking, une compagnie finlandaise de navigation souhaitait faire passer l’un de ses ferrys sous pavillon de complaisance estonien, afin de le soustraire à la convention collective finlandaise.
L’affaire Laval concernait une société de construction lettonne, qui employait en Suède des salariés lettons et refusait d’adhérer à la convention collective suédoise. Dans les deux cas, les syndicats avaient recouru à la grève pour obtenir le respect de ces conventions, et la Cour était interrogée sur la licéité de ces grèves.

Le droit de grève étant explicitement exclu du champ des compétences sociales communautaires, un juge européen respectueux de la lettre des traités se serait déclaré incompétent. Mais la Cour juge depuis longtemps que rien en droit interne ne doit échapper à l’empire des libertés économiques dont elle est la gardienne. Elle s’est donc reconnue compétente. 
L’arrêt Laval interdit aux syndicats d’agir contre les entreprises qui refusent d’appliquer à leurs salariés détachés dans un autre pays les conventions collectives applicables dans ce pays. Au
motif qu’une directive de 1996 accorde à ces salariés une protection sociale minimale, la Cour décide qu’une action collective visant à obtenir, non pas seulement le respect de ce minimum, mais l’égalité de traitement avec les travailleurs de cet Etat, constitue une entrave injustifiée à la libre prestation de services.

L’arrêt Viking affirme que le droit de recourir à des pavillons de complaisance procède de la liberté d’établissement garantie par le droit communautaire. Il en déduit que la lutte des syndicats contre ces pavillons est de nature à porter atteinte à cette liberté fondamentale.
La Cour reconnaît certes que le droit de grève fait “partie intégrante des principes généraux du droit communautaire”. Mais elle interdit de s’en servir pour obliger les entreprises d’un pays A qui opèrent dans un
pays B à respecter l’intégralité des lois et conventions collectives de
ce pays B.
Sauf “raison impérieuse d’intérêt général”, dont la Cour se déclare seule juge, les syndicats ne doivent rien faire qui serait “susceptible de rendre moins attrayant, voire plus difficile” le recours aux délocalisations ou aux pavillons de complaisance.

Cette jurisprudence jette une lumière crue sur le cours pris par le droit communautaire. Il échappait déjà à peu près complètement aux citoyens, tant en raison de l’absence de véritable scrutin à l’échelle européenne que de la capacité des Etats à contourner les résistances électorales lorsqu’elles s’expriment dans des référendums nationaux.
L’apport des arrêts Laval et Viking est de le mettre également à l’abri de l’action syndicale. A cette fin, les règles du commerce sont déclarées applicables aux syndicats, au mépris du principe de “libre exercice du droit syndical”, tel que garanti par la convention 87 de l’Organisation internationale du travail (OIT).

Le droit de grève et la liberté syndicale sont le propre des vraies démocraties, dans lesquelles l’évolution du droit n’est pas seulement imposée d’en haut, mais vient aussi d’en bas, de la confrontation des intérêts des employeurs et des salariés. Le blocage progressif de tous les mécanismes politiques et sociaux susceptibles de métaboliser les ressources de la violence sociale ne pourra bien sûr engendrer à terme que de la violence, mais ce sont les Etats membres et non les institutions communautaires qui devront y faire face.
L’Europe est ainsi en passe de réaliser les projets constitutionnels de l’un des pères du fondamentalisme économique contemporain : Friedrich Hayek. 
Hayek a développé dans son oeuvre le projet d’une “démocratie limitée”, dans laquelle la répartition du travail et des richesses, de même que la monnaie, seraient soustraites à la décision politique et aux
aléas électoraux
. Il vouait une véritable haine au syndicalisme et plus généralement à toutes les institutions fondées sur la solidarité, car il
y voyait la résurgence de “l’idée atavique de justice distributive”, qui ne peut conduire qu’à la ruine de “l’ordre spontané du marché” fondé sur la vérité des prix et la recherche du gain individuel. Ne croyant pas à
“l’acteur rationnel” en économie, il se fiait à la sélection naturelle des règles et pratiques, par la mise en concurrence des droits et des cultures à l’échelle internationale. Cette faveur pour le darwinisme normatif et cette défiance pour les solidarités syndicales se retrouvent dans les arrêts Laval et Viking.

Le succès des idées de “démocratie limitée” et de “marché des produits législatifs” doit moins toutefois aux théories économiques, qu’à la conversion de l’Europe de l’Est et de la Chine à l’économie de marché.
Avec leur arrogance habituelle, les Occidentaux ont vu dans ces événements, et l’élargissement de l’Union qui en a résulté, la victoire finale de leur modèle de société, alors qu’ils ont donné le jour à ce que les dirigeants chinois appellent aujourd’hui “l’économie communiste de marché”.

On aurait tort de ne pas prendre au sérieux cette notion d’allure baroque, car elle éclaire le cours pris par la globalisation. Edifié sur la base de ce que le capitalisme et le communisme avaient en commun (l’économisme et l’universalisme abstrait), ce système hybride emprunte au marché la compétition de tous contre tous, le libre-échange et la maximisation des utilités individuelles, et au communisme la “démocratie
limitée”, l’instrumentalisation du droit, l’obsession de la quantification et la déconnection totale du sort des dirigeants et des dirigés
. Il offre aux classes dirigeantes la possibilité de s’enrichir de façon colossale (ce que ne permettait pas le communisme) tout en se désolidarisant du sort des classes moyennes et populaires (ce que ne permettait pas la démocratie politique ou sociale des Etats-providence).
Une nouvelle nomenklatura, qui doit une bonne part de sa fortune soudaine à la privatisation des biens publics, use ainsi de la libéralisation des marchés pour s’exonérer du financement des systèmes de solidarité nationaux.

Cette “sécession des élites” (selon l’heureuse expression de Christopher Lasch) est conduite par un nouveau type de dirigeants (hauts fonctionnaires, anciens responsables communistes, militants maoïstes reconvertis dans les affaires) qui n’ont plus grand-chose à voir avec l’entrepreneur capitaliste traditionnel. Leur ligne de conduite a été exprimée il y a peu avec beaucoup de franchise et de clarté par l’un d’entre eux : il faut “défaire méthodiquement le programme du Conseil national de la Résistance”. En tête de ce programme figuraient “l’établissement de la démocratie la plus large (…), la liberté de la presse et son indépendance à l’égard des puissances d’argent, (…) l’instauration d’une véritable démocratie économique et sociale, impliquant l’éviction des grandes féodalités économiques et financières de la direction de l’économie, (…) la reconstitution, dans ses libertés traditionnelles, d’un syndicalisme indépendant”. Rien de tout cela n’est en effet compatible avec l’économie communiste de marché.

Alain SUPIOT, docteur d’Etat, agrégé de droit, licencié en sociologie.
Professeur à Poitiers puis à Nantes, a été chercheur à Berkeley, Florence et Berlin.
Membre du conseil scientifique de la International Labour Review (BIT, Genève).
Membre du Conseil d’administration de la Fondation MSH de Paris.
Membre de l’Institut universitaire de France.
Membre du Conseil scientifique de la “Revue internationale du travail”. Collaborateur régulier de la revue “Droit Social”.
Il a surtout publié dans le domaine du droit du travail et de la sécurité sociale. Ses travaux actuels portent sur l’analyse des fondements juridiques du lien social et de ses transformations.



Source.



 

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