dimanche 17 octobre 2010

L’UE et les réseaux politiques et financiers de Jean Monnet (1ère partie)

Comment un banquier de Wallstreet a privé les pays européens de leur souveraineté

 

L’UE d’aujourd’hui a une double histoire. L’une visible, qui se trouve dans la majeure partie des manuels d’histoire, et l’autre, invisible, dont personne ne devrait apprendre l’existence mais qui a commencé bien longtemps avant celle que nous connaissons tous. Jean Monnet a été la charnière entre ces deux versions de l’histoire.

Dans les pays germanophones, c’est grâce à l’ouvrage d’Andreas Bracher, «Europa im amerikanischen Weltsystem. Bruchstücke zu einer ungeschriebenen Geschichte des 20. Jahrunderts» [L’Europe dans le système mondial américain. Morceaux d’une histoire inédite du XXe siècle.] (en allemand, 2001, ISBN 3-907564-50-2) qu’on a pu mettre en question la biographie officielle du soi-disant sacro-saint «père fondateur de l’Europe». Andreas Bracher a posé des questions qui font apparaître sous une autre lumière l’histoire de la construction d’un organisme supranational à la suite de la Seconde Guerre mondiale: ce n’est plus le projet d’une coopération des peuples européens pour assurer la paix, mais le projet d’une hégémonie anglo-américaine avec Jean Monnet comme «inventeur et guide d’institutions pour une coopération supranationale et comme centre d’influences anglo-saxonnes sur le continent.» Car, selon Bracher, l’Europe supranationale de l’après-guerre reposait sur «des initiatives qui souvent étaient financées par de l’argent venant des USA notamment des services secrets de la CIA.» Monnet était «l’outil d’une politique de longue haleine dont un but est apparemment l’état unitaire européen.»
Des travaux de recherches des dernières décennies à l’écart de la pensée unique comme ceux de Carroll Quigley («Katastrophe und Hoffnung. Eine Geschichte der Welt in unserer Zeit» [Tragédie et espérance. Une histoire du monde dans notre temps] en allemand, 2007, ISBN 3-907564-42-1) ou d’Antony Sutton («Wallstreet und der Aufstieg Hitlers» [Wallstreet et l’ascension d’Hitler], en allemand, 2008, ISBN 978-3-907564-69-1) ont montré comment le bloc anglo-américain et ses élites financières ont préparé pendant la première moitié du XXe siècle deux guerres mondiales. Cela correspondait à la réflexion géostratégique des élites diri­geantes anglo-américaines, vieille de plus d’un siècle, d’empêcher coûte que coûte une coopération politique et économique – avec un éventuel noyau formé par l’Allemagne et la Russie – car certains cercles américains et britanniques considéraient une telle coopération comme une menace contre leur position d’hégémonie mondiale.
De toute évidence, ce courant a été maintenu à la suite de la Seconde Guerre mondiale et se retrouve aussi dans les réflexions géostratégiques de Zbigniew Brzezinski
 ancien conseiller à la sécurité du gouvernement américain, que celui-ci a formulé ouvertement en 1997 dans son ouvrage «Le grand échiquier. L’Amérique et le reste du monde.», Hachette 2000, ISBN 978-2-012789-44-9.
A la question qui porte sur le but du projet anglo-américain d’après-guerre pour une Europe unie avec Monnet comme promoteur, Andreas Bracher a apporté une pre­mi­ère réponse: «Le scénario de ces années-là sug­gère qu’un groupe d’hommes a fait avancer la guerre froide pour l’utiliser comme arrière-fond à d’autres projets. De l’exagération du danger soviétique est issue cette situation politico-psychologique dans laquelle les Européens se trouvèrent prêts à se rassembler sous le bouclier des USA pour assurer ainsi l’attachement à l’Ouest de l’Allemagne. Dans ses ‹Mémoires›, Monnet lui-même caractérisa la situation de la façon suivante: ‹Les hommes n’acceptent le changement que sous l’empire de la nécessité.›»
Eu égard à ce rôle de Jean Monnet, il vaut la peine de tenter de répondre à la question: «Qui était Jean Monnet?» La biographie de 1000 pages qu’Eric Roussel a présentée, fournit beaucoup d’informations et nous y obtenons aussi des informations impor­tantes sur les personnes avec lesquelles Jean Monnet coopérait étroitement. («Jean Monnet, 1888 –1979», Fayard 1996, ISBN 978-2-213-03153-8).

Jean Monnet et l’UE actuelle

L’UE actuelle est une construction supra­nationale. Les Etats membres ont aban­donné une grande partie de leurs droits de souveraineté. Ce fut Jean Monnet qui fit d’une mani­ère décisive avancer la construction des institutions supranationales. Elles furent implantées par le haut dans le but que les différents Etats et leurs citoyens s’adaptent et se soumettent à ces directives.1 Pour Monnet des institutions installées par le haut étaient plus importantes que celles réalisées par les citoyens eux-mêmes.
Le Traité de Lisbonne, entré en vigueur en novembre 2009, entraîne pour les différents Etats européens une renonciation supplémentaire de souveraineté et de droit au profit d’une domination des institutions de l’UE sans liens avec les peuples. La souveraineté et l’Etat de droit, et avec cela l’autodétermination de la nation constituée comme elle est définie depuis la Révolution française, furent réduites pas à pas, un procédé qui s’étend à toute l’histoire de l’UE.
Durant toute sa vie Monnet exprima que l’existence des Etats-nations était inutile, voire dangereuse pour le maintien de la paix. Par conséquent on devait les supprimer. Les «Etats unis d’Europe» les remplaceraient, et ce serait à eux que les Etats-nations céderaient des droits de souveraineté importants.
Mais Monnet alla encore plus loin. En théorie et en pratique, les représentants élus par le peuple le gênaient. A quelque moment que ce soit, il manœuvrait à côté d’eux et en plus des représentations élues et établies, il créa des «comités» privés, qu’il pourvoyait de personnes de sa confiance qui provenaient de tous les domaines de la vie publique.
Dans le sens de Monnet ces comités servaient à organiser l’Europe et également à intégrer des avis potentiellement contraires. Le Comité pour les Etats unis de l’Europe2 y jouait un rôle particulier. Outre cela, il y avait des commissions qui avaient pour tâche de transformer les différents Etats de l’intérieur. En 1945/46, des régions entières de France ont été transformées d’après le modèle américain, p.ex. par le projet géant «Bas-Rhône-Languedoc».3 On y reconnaît la «régionalisation» de l’Europe, mise en pratique par l’UE actuelle et également dirigée contre les Etats-nations, et qui, sans égard pour les structures naturelles, se fait d’après des critères purement économiques. Les recherches de Pierre Hillard4 montrent, qu’aujourd’hui toute l’Europe est recouverte et pénétrée par des organisations, des regroupements et des associations en vue de faire éclater de l’intérieur les Etats-nations.
Pour permettre ce développement, Monnet se procura à plusieurs reprises de l’argent provenant de l’espace anglo-américain. Cela fut rendu possible grâce à ses relations avec des amis intimes appartenant aux cercles de la haute finance et de la politique – des relations qu’il avait déjà commencé à nouer avant le début de la Seconde Guerre mondiale.

Monnet, les élites financières et la politique d’hégémonie à l’époque des guerres mondiales

Longtemps avant qu’on parle officiellement de l’«Europe unie», Jean Monnet s’affairait déjà sur la scène internationale du com­merce. Né en 1888 comme fils d’un négociant en cognac, il quitta l’école à seize ans pour aller à Londres dans une famille de négociants, partenaires de son père, pour y apprendre la vie et le fonctionnement de la City.5 Deux ans plus tard, il fut envoyé au Canada où il lia de premiers contacts qui dureront toute sa vie. Il y conclura des contrats importants pour l’entreprise familiale, en particulier avec la Hudson’s Bay Company qui possédait le privilège de vendre de l’eau-de-vie aux trappeurs lesquels, de leur côté, la revendaient aux Indiens. Parmi les administrateurs de cette compagnie il fit la connaissance d’hommes qui, plus tard, allaient influencer «le destin du monde».6
Jean Monnet resta donc aux Etats-Unis jusqu’à l’éclatement de la Première Guerre mondiale. Il continua à y nouer des relations d’affaires qui dureront toute sa vie. De fréquents voyages le menèrent en Angleterre, en Scandinavie, en Russie et en Egypte. En juillet 1914, lorsque la guerre éclata, il rentra en France. Le jeune homme de 26 ans ne fut cependant pas mobilisé. Pour «se rendre utile» il alla voir le Président du Conseil, René Viviani, replié à Bordeaux à ce moment-là. Ce fut l’avocat de son père qui établit le contact.7 Monnet présenta à Viviani l’offre de la Hudson’s Bay Company d’accorder un prêt de 100 millions de francs-or en faveur de la Banque de France pour que la France pût acheter du matériel de guerre aux USA. L’affaire fut conclue. La Hudson’s Bay Company accorda, outre ses crédits, aussi l’appui de sa flotte commerciale.
Après avoir mené à terme l’affaire franco-américaine, Monnet se rendit à Londres pour y mettre en route une affaire semblable, cette fois-ci entre la France, l’Angleterre et les Etats-Unis. Lors de ces négociations, il fit la connaissance d’hommes politiques et d’affaires influents.8
Mais Monnet ne se contenta pas d’affaires purement commerciales. Il lia les affaires à la politique en s’investissant dans la fondation du Comité interallié pour les transports maritimes. Après la fondation de ce comité en 1918, deux millions de soldats américains furent amenés en Europe par voie maritime.
Du côté français, Monnet coopéra étroitement avec Etienne Clémentel qui dirigeait un véritable «superministère». Clémentel eut l’idée d’un contrôle interallié permanent des matières premières par-delà les temps de guerre. Cette idée sera réalisée plus tard par Monnet sous forme de la Communauté européenne du Charbon et de l’Acier.
Fidèle à sa devise que «les hommes n’acceptent le changement que sous l’empire de la nécessité»8a – dans le cas présent l’empire de l’économie de guerre – Monnet effectua un pas décisif vers la réalisation du «projet de sa vie»: les frontières des Etats-nations furent transgressées, la déconstruction des Etats souverains commença. Les banques et les sociétés commerciales pouvaient dès lors poursuivre leurs affaires sans se soucier des barrières nationales – et cela avec le soutien des politiciens.
En raison de ses relations étroites avec des politiciens et hommes d’affaires anglais, avec les milieux d’affaires et financiers américains et des hommes politiques français influents, Monnet fut nommé secrétaire général adjoint de la Société des Nations (SDN), nouvellement fondée. Le réseau de ses relations comprenait tous ceux qui allaient être responsables de la construction du monde d’après guerre.
Monnet utilisa l’institution de la SDN pour «la mise en réseau» de décideurs au niveau international. Il y collabora avec les plus importants fonctionnaires internationaux et élargit son réseau par de nouvelles connaissances dans le monde de la politique. L’élargissement de ce réseau paraît avoir été l’activité principale de Monnet car il ne participa qu’à la moitié des réunions de la SDN et travailla sur beaucoup moins de dossiers que les autres fonctionnaires.9
A la SDN, le plus important pour lui fut de sauvegarder les structures construites pendant la guerre entre les Nations parce qu’elles étaient une condition préalable importante au libre-échange international. L’autre con­quête importante des expériences de guerre, la co­opération entre politique et milieux d’af­faires, restait à élargir, en particulier dans les do­maines des transports et du crédit.10
En 1922, Monnet quitta la SDN pour renforcer son action au sein du monde des finances. Il devint vice-président de la puissante banque d’investissement américaine Blair & Co, effectua des opérations financières d’une ampleur importante et élargit son cercle de relations aux Etats-Unis auprès de personnages très influents.11 En outre, il fonda aux USA la banque Monnet, Murnane & Co.12 Ainsi il se trouva au centre de la haute finance internationale et participa à la formation de puissants syndicats financiers anglo-américains. Comme vice-président de la banque Blair & Monnet Inc. avec siège à Paris, Monnet joua un rôle décisif dans la stabilisation de la monnaie française en 1926. Ayant la confiance du président du Federal Reserve Board (FED),13 il prit officiellement le rôle d’intermédiaire entre la France et les USA. Quand il fut question du règlement des dettes de guerre françaises et des relations financières bilatérales, il se fit le porte-parole du point de vue américain: la Banque de France devait conclure des contrats avec la FED et d’autres banques d’émission. Ainsi l’indépendance, si chère à la France d’antan, fut abandonnée au profit d’un rattachement étroit aux Etats-Unis. En plus, Monnet participa à la fondation de la Bancamerica Blair et de la Banque des règlements internationaux (BRI) avec siège à Bâle (où il réussit à imposer le candidat de choix américain à la présidence).
Quand, en 1936, la Wehrmacht allemande occupa la Rhénanie en violation du Traité de Versailles, Jean Monnet fit aux Etats-Unis la connaissance de l’ancien chancelier de la République de Weimar, Brüning, qui lui assura que les chefs de la Wehrmacht allaient suivre Hitler aveuglément en cas de guerre si les démocraties occidentales n’intervenaient pas sur-le-champ. Mais Monnet n’entreprit rien contre l’éclatement de la guerre. Au con­traire: connaissant bien William Bullitt, l’ambassadeur américain à Paris et conseiller intime du président Roosevelt, il réussit à persuader le gouvernement américain de construire des avions militaires pour la France. Après avoir surmonté l’obstacle de la loi de neutralité, le marché fut conclu et apporta un coup de relance important à l’économie américaine.    •

1    Dans une lettre adressée à Dean Acheson (secrétaire d’Etat au ministère des finances de Roosevelt, secrétaire d’Etat adjoint de 1945-1949, secrétaire d’Etat de 1949-1953) Monnet écrit le 23/11/62: «Dans la mesure où les intérêts sont de plus en plus unifiés, les vues politiques doivent être de plus en plus communes. […] Je pense que si nous voulons unir les hommes, nous devons unir les intérêts d’abord et pour cela il est nécessaire que les hommes acceptent d’agir selon les mêmes règles, d’être administrés par les mêmes institutions. Je sais que cela peut sembler un long processus, mais un changement dans l’attitude des hommes est nécessairement un processus lent.» Dean Acheson Papers, Box 28, Folder 288. Yale University Library, New Haven/Connecticut, cité d’après E. Roussel, op. Cit. p. 766.
2    Le comité fut fondé en 1955 par Monnet lui-même et continua à exister sous sa présidence jusqu’en 1975.
3    La région Bas-Rhône-Languedoc fut complètement restructurée d’après le modèle américain. «Il a fallu passer par-dessus toutes les administrations, créer une Haute Autorité» et «il y a eu des frictions avec les services officiels.» E. Roussel, op.cit. p. 494.
4    cf. Hillard, Pierre, La Marche irrésistible du nouvel ordre mondial, F.-X. de Guibert 2007.
5    Place financière de Londres
6    La Hudson’s Bay Company était la plus ancienne société commerciale canadienne. Elle dominait le commerce des fourrures dans de grandes parties de l’Amérique du Nord et agissait dans beaucoup de régions comme agent du gouvernement britannique. Son réseau de postes commerciaux était le noyau de la future administration officielle dans l’ouest du Canada et des USA. Le gouverneur de la Compagnie de 1916 à 1925 était Sir Robert Kindersley dont Monnet avait fait la connaissance lors de son premier séjour au Canada. Kindersley fut de 1914 à 1946 gouverneur de la Banque d’Angleterre et, depuis 1905 déjà, partenaire de la banque de commerce Lazard Brothers & Co. dont il devint président du comité directeur en 1919.
7    «Maître Benon, l’avocat de l’entreprise connaît bien René Viviani […] les relations maçonniques unissant les deux hommes ont joué un rôle dans l’affaire.» E. Roussel, op.cit. p. 48.
8    Par exemple le Colonel House, à vrai dire Edward Mandell House (1854-1938) éminence grise et le plus important conseiller en affaires étrangères des présidents Woodrow Wilson et Roosevelt; auteur d’un livre, intitulé «Philip Dru, Administrator», où il évoque un coup d’Etat par un officier qui établit une dictature aux Etats-Unis. A Lord Milner, il confie que ce sont là ses convictions profondes. Robert Welch University Press, 1998. cf. Hillard, Pierre, La décomposition des nations européennes, Paris 2010, p. XIII.
8a    E. Roussel, op.cit. p. 68
9    Il participa à 30 des 70 sessions. cf. Fleury, Antoine: Jean Monnet au secrétariat de la SDN p.40. In: Bossuat, Gérard; Wilkens, Andreas, Jean Monnet, l’Europe et les chemins de la Paix. Colloque à Paris 29-31/5/97. Publications de la Sorbonne 1999.
10    Jilek, Lubor: Rôle de Jean Monnet dans les règlements d’Autriche et de Haute-Silésie, p. 47, in: Bossuat, Gérard – Wilkens, Andreas, op.cit.
11    John Mc Cloy, avocat à Wallstreet, conseiller de tous les présidents américains de Roosevelt à Kennedy, gouverneur de la banque nationale, haut-commissaire en Allemagne après la Seconde Guerre mondiale. Responsable de la décision de ne pas bombarder les chemins de fer menant à Ausch­witz, responsable du fait que beaucoup de criminels de guerre condamnés furent libérés prématurément et que les Flick et Krupp récupèrent leurs biens. John Foster Dulles, avocat, secrétaire d’Etat du président Eisenhower, représentant principal de la politique de l’endiguement («containment») du communisme (guerre froide). Walter Lippmann, journaliste mondialement connu d’origine judéo-allemande, proche collaborateur du Président Wilson et de son éminence grise le Colonel House lors de la rédaction des 14 points du projet de Traité de paix de Versailles.
12    Monnet, Murnane & Co est associée à la Chase Manhattan Bank, New York.
13    Federal Reserve Board, aussi nommé Board of Governors, le comité directeur du Federal Reserve System. Ses 7 membres sont élus tous les 14 ans par le président des Etats-Unis et nommés par le Sénat. Leur tâche est l’émission des billets de banque et la surveillance complète de la politique bancaire.

Source : http://www.horizons-et-debats.ch

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